Premiers jours sur place, je révise mon turc. J’en épate plus d’un quand je me présente en quelques phrases mais entre nous, passée cette introduction, je suis plutôt larguée. Je suis prise de panique quand Berrak demande l’addition ‘hesap alabilir miyim ?’ HEIN quoi qu’est-ce que tu as dit là ? Horreur ! Qu’est-ce que c’est que ce long mot imprononçable ? Je hachure, l’âme en peine, le visiblement inutilisé ‘hesap lütfen = l’addition s’il-vous-plaît ?’, de ma liste de vocabulaire quand mon gsm sonne.
Une après-midi, Berrak et moi embarquons pour une visite guidée organisée par l’Institut français d’Istanbul. Nous sommes venues pour découvrir, avec grand intérêt la commune d’Arnavutköy, paraît-il, en pleine expansion. En réalité, cette division territoriale est envahie par les ‘Toki’, espèces d’HLM épouvantables qui gâchent le paysage. En fait, les politiques (en pleines élections communales) font construire ces cages à poules pour une bouchée de pain et y entassent les plus démunis, ravis d’être logés dans des bâtiments décents.
Ma vie en colocation à Cukurcuma est un feuilleton à la Santa-Barbara. Tous les matins, je me lève dans mon lit avec mes draps roses, dans ma jolie petite chambre avec vue sur un jardin. En face de la mienne, il y a celle de Giovanna, 24 ans, qui suit des cours de turc dans la même école que moi. Ensemble, on papote vie amoureuse. Moi, je sors avec un Sicilien tourmenté en Belgique qui ne me donne pas de nouvelles. Elle, a largué son petit-ami italien pour un Turc parti étudier un an … en Italie !
Avec Manolya à Cukurcuma, on pend son linge à l’extérieur à la vue de tous les voisins. On prend le thé sur le balcon en papotant avec la voisine qui verrait bien Mano comme belle-fille (son fils la mate le soir dans le noir caché derrière la fenêtre). On mange des tonnes de fraises et du Nutella à la cuillère. On regarde des films de Claude Lelouch en philosophant sur la vie. On se fait des masques à l’argile en guise de soins visages et on prend des photos ridicules dans la salle de bain. On écoute le chant du muezzin qui s’élève de la mosquée d’en face. On peste sur les mouettes d’Istanbul qui persistent à faire des réunions nocturnes sur le toit. On sort dans les bars de Tünel et Nevizade et on rentre à 5h du mat’ en faisant du bruit avec nos talons de filles dans l’escalier. La vie est belle.
S’il y a bien une chose qu’une femme à l’étranger doit se dépêcher de trouver, c’est une bonne esthéticienne. Et à Istanbul, cela équivaut un peu à la quête du Graal.
La première que Feriel et moi avons testée nous avait pourtant été recommandée par Bénal, une jet-setteuse toujours nickel de la tête aux pieds. Mais nous sommes ressorties du salon horrifiées après que la patronne nous ait à moitié agressées. Au sens figuré, en nous parlant comme à des moins que rien. Au sens propre, quand on pense aux positions qu’elle a osé nous faire prendre pour nous épiler le bikini. De plus, nos mains manucurées ressemblaient à des doigts d’enfants trempés dans la peinture.
Quand on dit institut de beauté en Belgique, on pense havre de paix, musique relaxante, huiles essentielles dans l’air et personnel à la tenue irréprochable. A Istanbul, pensez coiffeur de quartier, lumière blafarde, moisi au plafond, table de travail suspecte, employée en tenue de ville qui ne se lave pas les mains et poils par terre. Ce manque de professionnalisme, on le devine au premier regard. On le sent aussi quand l’esthéticienne vous applique la cire sur le clitoris ( !), quand elle arrache les bandes trop lentement et qu’elle rit au lieu de s’excuser quand vous avez la larme à l’œil. Puis quand vous sortez en jurant parce qu’elle vous a taillé le ticket de métro en biais. Je me souviens de la fois où Feriel, horrifiée, a découvert au milieu de la séance de torture que la femme qui tenait la spatule était danseuse de profession et qu’elle remplaçait sa copine esthéticienne, partie faire une course au bout de la rue.
Je me rappelle aussi être sortie avec des traces de brûlures, des hématomes et l’envie de chialer après avoir souffert pendant 1h20 sous les mains d’une femme aux biceps dignes d’un bodybuilder. Ou encore cette après-midi où j’ai testé la cire au sucre et au citron au hammam de Firuz. L’employée m’avait fait asseoir dans le hall d’entrée, toute nue, jambes écartées. Son fils de 8 ans était rentré de l’école, avait dit ‘salut m’man’ et avait filé devant nous avec son cartable sur le dos. Moi, blême, je pensais à la vision d’horreur que la mère venait d’imposer à ce pauvre petit garçon…
En ce moment, je fréquente une esthéticienne toujours incompétente mais incroyablement comique. Mais ça, c’est une autre histoire. A suivre…
Après un mois de cours de turc intensifs avec l’adoré Ibrahim bey, je décide de passer à un horaire plus cool. J’opte pour 3 jours de turc par semaine. Je me dis qu’ainsi, je verrai autre chose que les bancs de l’école, que ça me laissera le temps de me balader et que j’assimilerai mieux les nouvelles informations avec une tête plus reposée.
J’atterris dans la classe de Korhan bey, un jeune beau avec des cheveux noirs, de longs cils et la peau mate. Oui c’est mon style. Parmi les élèves, il y a un comptable français barbu, une Belge de 50 ans à lunettes qui a épousé un Turc et une autre Belge, avec une énorme broche en forme de fleur, qui a également épousé un Turc. Oui parce c’est assez courant: quand une étrangère débarque en Turquie, c’est généralement parce qu’elle s’est mariée à un local.
Au premier jour de cours, nous sommes tous sagement assis quand Korhan bey entre dans la salle. Nous attendons qu’il prenne les présences mais ce moment n’arrive pas. Pourquoi? Parce que Korhan bey a l’air préoccupé. D’abord il pose délicatement son stylo sur son pupitre. Puis un classeur et un livre. Il s’apprête à s’asseoir sur sa chaise mais NON ATTENTION il se relève. Il cligne des yeux, agite les doigts, va se rasseoir mais NON il se dirige maintenant vers la fenêtre. Et ferme précipitamment les rideaux. Il revient, vérifie la propreté de sa chaise, s’assied puis joint les mains comme s’il allait citer une prière et au moment où nous pensons « Alléluia! » il va parler, il laisse tomber son front sur ses mains dans un soupir. Puis déplace son stylo de 2 millimètres vers la droite…
Vous l’aurez compris, nous étions tombés sur un prof bourré de Troubles Obsessionnels Compulsifs (TOC).
Je présente tout le monde à tout le monde. Farah à Manolya, Dario à Sophie, Farah à Dario, Sophie à Manolya… ça devient un meltingpot d’expatriés. On papote en terrasse, on marche de long en large sur l’avenue Istiklâl, on va dormir les uns chez les autres, on se baigne dans la piscine chez Farah, on teste le thé, le narguilé, le backgammon, bref, on s’amuse!
On découvre aussi qu’être ‘yabancı = étranger en Turquie, est une valeur ajoutée. Les Turcs nous adorent! Ils s’intéressent à notre histoire, à notre pays et nous complimentent également l’exquise façon dont on manie leur langue. Il faut dire que chacun a son propre vocabulaire. Sophie maîtrise tout ce qui est ‘tekne’ = bateau, ‘dişçi’ = dentiste et ‘dünya turu’= tour du monde. Farah excelle dans le ‘cezayirliyim’ = je suis Algérienne, ‘evliyim’ = je suis mariée ainsi que dans le non verbal (quand elle se tait, on la prend pour une locale). Manolya dompte son accent frenchie en prononçant de mieux en mieux ‘mücevherat’= bijouterie et en calme plus d’un quand elle dit ‘babam Türk’ = mon père est Turc. Quant à moi, je les épate parce que je suis ‘gazeteci’ = journaliste et que je suis venue toute seule dans cette grande ville (evet, yalniz geldim).
Evidemment, c’est le début. On est encore en ‘lune de miel’. On découvrira par la suite, qu’être expat’ en Turquie, ce n’est pas toujours, toujours le pied…
Je continue à suivre les cours de turc trois fois par semaine. Il s’avère que le cours de Korhan bey est bien différent de celui d’Ibrahim bey: il est d’un ennui total! Il faut dire qu’à cause de ses TOCS (voir L’étonnant Korhan bey) il lui faut déjà 20 minutes pour démarrer la leçon. Mais quand il s’y attèle enfin, c’est pour nous assommer avec des exercices de grammaire, suivis de la correction des exercices du cours précédent. On a beau lui soumettre nos idées (et si on se racontait nos weekends respectifs? Et que vous nous enseigniez les mots de vocabulaire qui vont avec?), rien n’y fait. Korhan bey suit à la lettre son programme mortellement ennuyeux. Caroline commence à faire l’école buissonnière, Philippe ne fait plus ses devoirs, Sophie devient somnolente et moi, je n’en peux plus non plus. On est tous sur le point de signer une pétition anti-Korhan. On forme même un commando belge à l’heure de la pause pour convaincre Ibrahim bey de nous prendre dans sa classe. Verdict: impossible. Il donne désormais cours au niveau six et nous sommes qu’au quatrième.
Nous en étions au stade suicidaire quand quelque chose d’inattendu s’est produit. Korhan bey a changé.
Quel a été l’événement déclencheur? Peut-être le printemps. Quoi qu’il en soit, notre professeur est passé de timide et coincé à entreprenant et heu, carrément audacieux. Il a commencé à délaisser la grammaire pour des sujets plus… contemporains. Du genre « Quel est votre genre d’hommes Sophie? Oh pardon, vous êtes mariée, je ne peux pas vous demander ça, mais vous Melody, qui êtes célibataire… » Vous voyez un peu le genre. L’apogée a été le jour où il nous a appris le mot ‘soymak’ qui signifie ‘déshabiller’. Philippe a demandé si le mot s’utilisait uniquement dans un sens érotique ou si on pouvait l’employer dans un sens plus commun. Là, sans prévenir, Korhan bey a donné l’exemple de « je déshabille Melody ». Ma tête! Les allusions gênantes à mon propos ont continué jusqu’au jour de l’examen final que j’ai réussi, je précise, sans promotion canapé. Je n’ai pas renouvelé mon inscription. Non pas à cause de Korhan bey (heureusement, il ne donne pas cours au niveau 5) mais tout simplement parce que je commençais à être un peu fauchée.
La cohabitation avec Dario se passe à merveille. Et pour cause: il cuisine. Moi qui suis incapable de préparer un seul met qui ait du goût, j’accueille le plus simple de ses plats avec un enthousiasme débordant. « Cette omelette est à tomber par terre », « J’ai envie de pleurer rien qu’à voir cette tartine » et autres « Merci, merci, merci mille fois pour cet oeuf sur le plat » trouvent écho dans l’égo de l’Italien qui, étant donné ses origines, manie encore mieux que moi l’art de l’exagération.
Si Dario et moi nous nous entendons bien, c’est aussi parce que nous avons des passions communes. La première? Nous vivons de façon alternative. Je me soigne grâce aux médecines naturelles depuis toute petite, je travaille en freelance, je pratique le troc tout le temps et je réussis tout ce que j’entreprends grâce, entre autres, à la pensée positive. Dario est tout à fait sur la même longueur d’onde. Il va même un pas plus loin puisqu’il est en train de créer un système monétaire alternatif grâce auquel les citoyens pourraient enfin gagner leur vie en faisant ce qu’ils aiment.
Notre deuxième point commun? Une addiction aux Goldie Brownies, d’immondes petits gâteaux aux ingrédients douteux (huile hydrogénée, mauvais chocolat…) vendus dans les supermarchés locaux à 25 eurocents. Une fois qu’on y a goûté, on ne peut plus s’en passer. Arrêter les Goldie Brownie nous demandera une énergie folle. Voilà en gros les quelques raisons pour lesquelles Dario et moi allons devenir, pendant un peu plus de deux mois, les presque meilleurs amis du monde.
Une rapide vérification auprès de la compagnie des chemins de fer provoque un alléluia de notre part: un aller-retour Istanbul-Sofia (en Bulgarie) nous coûtera à peine 35 euros! Ni une ni deux, le ticket est booké. On partira de la gare de Sirkeci (où s’arrêtait jadis l’Orient Express!) le soir même. L’arrivée est prévue dans la matinée et le retour en fin d’après-midi. Cela nous laissera le temps de visiter la capitale bulgare. Je jubile: c’est EXACTEMENT ce que je voulais! Ca a bien plus de sens que de passer 13 heures à déprimer dans un car qui ne s’arrêtera que 30 minutes à la frontière. Soulagement. Je charge Dario de remplir le sac à dos de Goldie Brownies et je m’occupe du reste.
23h05- On monte dans le train. On découvre nos couchettes puis on cherche la zone assise et le bar. Y en a pas… Le chauffeur passe dans notre wagon et demande si on désire acheter des bouteilles d’eau. On acquiesce mais il refuse de nous les vendre parce qu’on ne possède pas de lev bulgares. Il finit par céder devant nos jérémiades (« Vous ne vous rendez pas compte on va mouriiir si on n’a pas à boire). Ca commence bien. On n’a qu’une bouteille de 50cl par personne pour la nuit.
On décide d’économiser notre salive mais on change très vite d’avis en découvrant que notre wagon est rempli de gens immensément sympathiques. Il y a deux touristes new-yorkaises d’origine chinoise, un autre Américain originaire du Massachusetts qui fait de l’humanitaire en Moldavie, trois Canadiens en short et quatre Singapouriens incroyablement drôles. On passe de compartiment en compartiment, on discute de tout et de rien jusqu’à 3 heures du matin où la fatigue mais surtout la faim commence à se faire sentir. Dario ouvre son sac à dos et se rend compte qu’il ne contient que deux malheureux Goldie Brownies. Ma réaction fait sursauter tout le wagon. L’Italien jure, avec un air coupable mais apeuré, qu’il n’y est pour rien (mais que peut-être, peut-être en fait ils sont tombés quand j’étais en train de faire mon sac et puis voilà j’ai pas vu et…). Mon ventre crie famine. J’essaye de dormir mais impossible de fermer l’oeil. Finalement je m’endors mais un contrôleur turc me réveille pour vérifier mes papiers. Suivront encore deux contrôles bulgares (et pas de sommeil).
Arrivés sur place, on découvrira Sofia avec des yeux fatigués mais agréablement surpris. Par la gentillesse (et la vieillesse) de ses habitants ainsi que par la beauté du paysage. Quant au chemin du retour, il sera ponctué de rencontres et de contrôles réguliers, comme à l’aller. On finira par obtenir notre fameux visa à 5h du matin à la frontière turque. Après 35 heures sans sommeil mais … quelle aventure!
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